Felwine Sarr

L’Afrique n’a personne à rattraper

Rencontre avec Felwine Sarr qui vient de recevoir le prix du penseur de la souveraineté de Legs-Africa. Considéré comme l’un des grands intellectuels qui font bouger l’Afrique, cet agrégé d’économie nous dévoile à travers son essai Afrotopia un nouveau projet pour le continent.

Pourquoi cette urgence de l’Afrique à trouver son propre modèle ?

Felwine SARR : L’Afrique, dans les trente-cinq ans à venir, devra faire face à une croissance démographique extrêmement importante ; il lui faudra relever un certain nombre de défis et ne plus se comporter en mineure à qui l’on impose des recettes et qui n’arrive pas à retrouver sa propre lumière. Elle doit prendre à bras-le-corps son destin et décider des choix de société qui répondront de manière efficiente et adéquate aux problématiques qui se posent à elle, des problématiques locales et globales.

Pourquoi le modèle occidental ne peut-il plus lui servir d’exemple ?

F.S. : à partir des années 1950 et 1960, lorsque les Africains ont accédé à leur indépendance, ils ont été sommés de se développer. Seulement, se développer signifiait épouser les formes sociétales d’un certain nombre d’états en Europe et en Amérique. Au lieu de se fonder sur nos dynamiques profondes, on a voulu imiter de manière servile. Au fond, aucun modèle dans sa globalité ne peut servir d’exemple. Les plus grandes civilisations ont su, à un moment donné, faire la synthèse des mondes qui s’offraient à elles : choisir, articuler, et recréer…

L’Afrique peut-elle retrouver son essence malgré toutes ces années de colonialisme ?

F. S. : Il n’y a pas d’essence africaine, il y a des cultures et des types de rapports au réel. J’envisage la culture comme quelque chose de transactionnel, donc de dynamique. On ne peut pas épouser des formes sociétales qui ont été produites ailleurs et qui ne relèvent pas de la géographie et des processus historiques internes des peuples. Nous continuons à inventer beaucoup de formes de sociabilité, des manières de régler les conflits, d’articuler le vivre ensemble, qui ont fonctionné sur la longue durée et qui ont produit d’excellents résultats. Je ne vois pas pourquoi on ne se fonderait pas sur ces productions-là en les affinant, en les adaptant, en leur inventant des formes qui répondent à nos problèmes.

Comment l’Afrique peut-elle reprendre son destin en main alors que ce sont des multinationales qui gèrent la majorité de ses richesses ?

F.S. : Les multinationales ont dans certains États des places dominantes surtout dans les économies d’extraction ou d’enclaves où les principales ressources sont le pétrole ou les industries minières. Elles ne gèrent cependant pas les économies africaines. C’est toute la question de la souveraineté économique qui se pose et de son étendue. Nous vivons dans un monde d’économies interdépendantes avec plus ou moins de marges de manœuvre et de souveraineté économique pour les uns et les autres. Les États doivent la reconquérir là où elle est en péril et l’élargir : c’est le cas de beaucoup de pays africains. Restaurer la capacité de définir ses politiques économiques, mais surtout d’exploiter et de gérer ses ressources au profit de ses populations. C’est une question politique.

Comment créer une unité malgré la pluralité des cultures au sein de l’Afrique ?

F. S. : L’idée n’est pas de trouver un modèle unique pour les 54 États africains mais de dire que l’Afrique est une entité géographique et symbolique. Dans ce symbolisme, il y a de la pluralité et de la diversité, et dans cette diversité, il y a aussi de grands espaces qui ont de fortes homogénéités culturelles. L’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Burkina Faso, Mali, Ghana) a notamment développé une communauté culturelle qui fait penser qu’il y a assez d’homogénéité pour articuler des modes de vivre ensemble qui font sens. On trouve d’autres homogénéités en Afrique australe et en Afrique du Nord. Chacun dans son espace doit inventer les formes adéquates. Le projet que je nourris pour l’Afrique est un projet d’émancipation.

En quoi le rapport entre la culture et l’économie en Afrique est-il si particulier ?

F. S. : Le rapport entre culture et économie est particulier en ceci que les économies africaines sont traditionnellement enchâssées dans leurs sociocultures respectives. L’acte économique relève d’abord d’un rapport social et les échanges sont subordonnés à des finalités sociales. C’était le cas dans pratiquement toutes les sociétés jusqu’à ce que les économies dites capitalistes transforment le rapport en faisant de l’économie une fin, alors qu’elle n’est qu’un moyen qui doit être subordonné à des finalités fixées par le groupe.

Sur quel type de projet pourrait se positionner l’Afrique ?

F. S. : La question de l’écologie me semble fondamentale. L’Afrique est le continent le moins industrialisé du monde et j’estime que c’est une opportunité de faire autrement. Ceux qui viennent après peuvent éviter les erreurs des autres et peuvent choisir ce qui fonctionne le mieux. L’Afrique peut avoir une industrialisation qui n’est pas fondée sur l’énergie fossile et peut articuler un rapport entre l’économique et l’écologique beaucoup plus conscient, plus adulte, qui préserve les intérêts de la planète, de la biosphère et de l’écosystème. Elle dispose de ressources naturelles, minières, d’une démographie importante, elle a les moyens d’inventer un autre rapport à l’économie qui répond à nos besoins et préserve nos espaces.

Est-ce vraiment une utopie ?

F. S. : Une utopie dans le sens étymologique du terme, c’est un réel qui n’est pas encore là. Mais c’est un réel qui peut advenir si on lui consacre de l’ardeur, de la volonté, de la réflexion et du travail. Tout ce qui se fait d’important chez les êtres humains relève d’un rêve actif. On se projette, on le pense, on le construit et l’on agit dans le temps présent pour le faire advenir. Sans utopie mobilisatrice, on ne fait rien d’intéressant. Une utopie, ce n’est pas une douce rêverie.

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