
Aider à la transformation des entreprises avec du financement et de l’expertise, tout en œuvrant à la résilience des territoires ? C’est la mission poursuivie dans les Hauts-de-France par FE2T, un fonds de capital-transformation au concept inédit. Rencontre avec Arnaud Marion, l’un de ses cofondateurs.
Arnaud Marion creuse inlassablement le sillon de la transformation des entreprises – « leur meilleure assurance-vie » selon ce manager de crise. Et en la matière, son track record est éloquent : 48 mandats de direction générale, 320 dossiers parmi lesquels le volailler Doux, les pianos Pleyel ou Velib’, une école et deux livres dédiés à cette question et aujourd’hui, un fonds d’investissement d’un genre nouveau. Créé dans les Hauts-de-France avec Entreprises & Cités, IRD Gestion et des entrepreneurs nordistes de renom, comme Octave Klaba d’OVHcloud, ce fonds à impact hybride l’apport en capital et en compétences, au service de la transformation des modèles économiques. Au moment où FE2T (Fonds entrepreneurial territorial de transformation) boucle un premier closing avec un objectif de 100 millions d’euros, et deux ans après le début d’une pandémie qui a éprouvé la résilience des entreprises comme jamais, nous nous sommes entretenus avec lui.
Quelle est la genèse du FE2T, le fonds territorial de capital-transformation que vous lancez dans les Hauts-de-France ?
Arnaud Marion : Après avoir redressé Doux et Velib', j’ai voulu mettre en œuvre plusieurs idées autour de la gestion de crise : créer une école (ndlr : l’Institut des hautes études en gestion de crise), écrire des livres consacrés à cette question (ndlr : Partout où je passe les mêmes erreurs, 21 semaines pour se relever de la crise, éditions Eyrolles). Et monter ce fonds – un fonds de capital transformation, pas de restructuring. Il ne s’agit pas d’aider des sociétés en difficulté, mais celles qui ont besoin de transformer leur modèle économique, avec du financement et de l’expertise.
Très vite, j’en brosse le portrait-robot : forte dimension ESG, dédié à un territoire – non au sens politique, mais entrepreneurial du terme, en embarquant des entrepreneurs locaux jusque dans sa gouvernance. Je suis convaincu que la bonne granularité est la région, modèle d’ailleurs déclinable sur tout le pays. En février 2020, je rencontre Jean-Pierre Letartre, ancien président d’EY, aujourd’hui à la tête du fonds de dotation Entreprises et Cités. Basé dans le Grand Lille, c’est l’un des plus importants campus entrepreneuriaux et patronaux français, pionnier de la RSE. Jean-Pierre adhère immédiatement à l’idée.
Et le projet prend corps, malgré la pandémie, sur la base de mon expertise de la transformation d’entreprise et le savoir-faire d’Entreprises et Cités qui, outre sa connaissance du tissu entrepreneurial local, compte en son sein le groupe IRD, société de capital-investissement et de gestion, dirigé par Thierry Dujardin. Nous en parlons aussi à Barthélémy Guislain, qui dirige l’Association française Mulliez (AFM). Et chacun trouve sa place, avec une facilité déconcertante. Nous annonçons la création du fonds en décembre 2020. Et nous voici un an plus tard, en décembre 2021, bouclant le premier closing, majoritairement détenu par une quinzaine de souscripteurs entrepreneurs, sur une vingtaine au total.
FE2T est un fonds à impact. Je le définis même comme un fonds activiste régional. Notre raison d’être, c'est d'aider les PME et ETI à se transformer, à créer de la valeur durable pour les souscripteurs, actionnaires et salariés, et le territoire. Nous voulons contribuer à maintenir les centres de décisions en région, à générer des externalités positives, comme le développement de l'employabilité des salariés. Favoriser l’émergence d’une classe d’acteurs capitalistes responsables, conciliant liberté d’entreprendre et responsabilité sociétale, tout le monde y gagne – d’ailleurs la Région l’a bien compris, en nous suivant à hauteur de 7 millions d’euros.
Parlez-nous des entrepreneurs et investisseurs qui vous accompagnent. Quelles sont leurs motivations ?
A. M. : Outre Barthélémy Guislain de l’AFM, nous comptons dans nos rangs Octave Klaba d’OVHcloud, Fabien Derville, président de Decathlon et de Mobivia (Norauto, Midas, etc.), Patrick Colin avec son fonds Picardie Investissement, Thierry Letartre, Philippe Beauchamps. L’engagement de ces dirigeants au service de leur territoire est remarquable. Tous ont donné leur accord pour mentorer les participations. Pouvoir bénéficier de l’expertise d’un Octave Klaba, en matière de tech et de digital, ou de l’écosystème Mulliez sur la distribution ou à l’international, est un formidable atout pour les entreprises.
La SCOR, Allianz, la Caisse d’Épargne des Hauts-de-France sont aussi à nos côtés. Des institutionnels qui se sont trouvé des affinités avec ce projet singulier – certains attirés par l’impact territorial, d’autres par l’approche de la transformation et les critères ESG.
Comment se distingue la région des Hauts-de-France, d'un point de vue économique et entrepreneurial ?
A. M. : Avec Auvergne-Rhône-Alpes, les Hauts-de-France est la région la plus créatrice de valeur industrielle de France. Ce sont des écosystèmes patronaux souvent familiaux, avec des personnalités humbles et discrètes. On connaît la famille Mulliez bien sûr, mais on peut citer Roquette dans les ingrédients, Lesaffre pour les levures… De belles et grosses sociétés, capables de concilier tradition du territoire et leadership mondial.
Quand on pense aux Hauts-de-France, on peut avoir en tête les images d’un lustre industriel perdu, les hauts fourneaux, le textile (qui revient d’ailleurs dans la région), etc. Mais le territoire est très dynamique, avec des centres comme EuraTech ou EuraLille, des entrepreneurs fiers de leur région. Le TGV a changé leur vie, les mettant à trente minutes de Bruxelles, une heure de Paris, une heure et quart de Londres – un carrefour ouvert sur l’Europe ! Beaucoup sont investisseurs dans d'autres projets. C'est assez rare, et très caractéristique de la région. Nous-mêmes avons levé des fonds sans difficultés, sans campagne publique, mais avec du travail de terrain, des réunions, de la conviction, et des valeurs communes. Ces dirigeants partagent notre vision qui ne se résume pas au seul investissement, mais consiste à analyser le potentiel de transformation d’une entreprise, et à l’accompagner en ce sens.
Quel profil d’entreprises recherchez-vous ?
A. M. : Secteur ou typologie d’entreprise… Nous ne nous interdisons rien, mais visons des entreprises au chiffre d’affaires supérieur à 25 millions d’euros. Dans la région, on compte 400 PME et ETI qui dépassent les 250 millions d’euros de CA, dont la moitié est constituée de capitaux indépendants. Sans parler des autres entreprises en mesure d’atteindre ces niveaux dans les cinq ans, non pas par le développement, mais par la transformation de leur modèle économique.
Avec ce « contrat de transformation », nous scellons avec les entreprises notre accord sur la mise en œuvre d’une feuille de route, la capacité à travailler ensemble – un peu à la façon d’une holding. Nous ne sommes pas dirigeants, et ne voulons pas l’être, mais nous aidons les entrepreneurs, avec un conseil stratégique pertinent. Un discours auquel les entrepreneurs sont très réceptifs.
Notre deal flow se constitue de façon naturelle, avec des dossiers impressionnants de qualité. Parmi la dizaine étudiée en avant-phase, notre comité d’investissement est en discussions avancées avec 3 ou 4 d’entre elles. Notre ticket moyen s’établira entre 5 et 10 millions d’euros. Nous favoriserons aussi des co-investissements avec nos souscripteurs et avec des fonds régionaux ou nationaux, afin de boucler des tours de table plus conséquents.
Comment intégrez-vous les enjeux environnementaux et sociétaux dans la démarche ?
A. M. : Nous calculons un indice de transformation, grâce à un scoring que j’ai élaboré. Son principe est de qualifier les entreprises en fonction de nombreux paramètres, parmi lesquels les critères ESG. La gouvernance est-elle ouverte ou fermée ? Quel est le niveau de dialogue social ? De partage de la valeur ? Notre fonds lui-même fera évaluer son impact via audit externe. Une chose est sûre : nous n’irons pas dans une entreprise, aussi géniale et rentable soit elle, si des engagements forts n’existent pas en la matière. Bien sûr, ils dépendent de la typologie des activités, mais cela n’empêche : ces critères seront discriminants. Si une entreprise n’y répond pas, nous n’investirons pas chez elle.
Vous dites que « se transformer, ce n'est pas forcément se diversifier ou s'adapter (…) c'est bien plus vaste et complexe » …
A. M. : S’adapter, c’est se mettre à niveau. Et quand on se met à niveau, on reste dans une position de suiveur. Se transformer requiert d’aller au-delà. Anticiper, imaginer, avoir une vision, et toujours en partant du marché, comme avec le design thinking. Se poser les bonnes questions, plutôt que d’apporter de mauvaises réponses. C’est le core business augmenté.
Se diversifier, c’est se développer autour du core business, mais sans le transformer. Un exemple ? La SNCF a été l’un des pionniers et leader du e-commerce français avec voyages-sncf (devenu depuis oui.sncf). C’est un modèle du genre et une diversification réussie, mais cela n’est pas pour autant synonyme de transformation de l’entreprise.
Deux ans après le début de la pandémie, que peut-on dire de la situation économique des entreprises ?
A. M. : Les entreprises ont considérablement évolué à la faveur de la période. Les dirigeants ont eu de bons réflexes. Ils ont été aidés par des acteurs comme Bpifrance, qui ont fait preuve d’une agilité remarquable. Les banques aussi, alors qu’elles avaient été très critiquées en 2008, ont su se mobiliser, notamment pour la mise en place des PGE.
La question que l’on me pose le plus ces jours-ci : pourquoi la vague de faillites annoncée ne s’est-elle pas réalisée ? D’abord, l’arsenal de mesures (report de charges sociales, fiscales, chômage partiel, fonds de solidarité, aides aux coûts fixes, etc.) a fonctionné. Ensuite, les administrations, essentiellement l’Urssaf, ont cessé d’assigner les entreprises. Or chaque année, ces assignations étaient à l’origine de 40 % des faillites en France.
Est-ce une bonne chose ? À court terme oui : avec 8 % de chômage, la France a atteint le quasi plein emploi. Mais sur le long terme, pas forcément : selon le principe de la destruction créatrice de Schumpeter, 40 % de nos gains de productivité annuels sont dus aux liquidations d’entreprises et aux re-créations qui s’en suivent. Ces faillites seront lissées avec le temps, notamment avec la fin de nombreux plans d’étalement qui pèseront sur le cash-flow des entreprises à horizon 3-4 ans.
Parmi elles, celles qui ne se seront pas transformées ?
A. M. : Les crises naissent quand les entreprises ne se transforment pas, c’est mon credo. La crise a permis des révélations salutaires : la prise en compte des chaînes de valeur, de l’expérience utilisateur, des règles de responsabilités sociétales, des grands enjeux contemporains, comme le climat ou la biodiversité. Et il ne s’agit pas que d’une affaire de vertu : le ‘go to market’ (ndlr : stratégie de mise sur le marché) est aujourd’hui drivé par ces nouvelles générations, millennials et Z, aux comportements d’achats très différents.
Se transformer est la meilleure assurance-vie de l’entreprise. Les entreprises sont comme nous, vivantes ; comme nous, elles passent par des phases de profondes remises en question, et c’est bien ainsi. Or souvent, elles ont une inertie énorme. C’est peut-être ici que réside la vertu de cette crise : avoir révélé chez les organisations cette capacité d’agilité inédite. Avec aussi pour la première fois dans l’histoire des crises, des patrons et employés du même côté de la barrière, victimes de la situation.
Participer à la conversation