
30 % des Français s'estiment victimes d'agissements hostiles de leur employeur au travail. Elise Fabing, avocate de Balance ton Agency et Olivia Coppin, coach en entreprise nous donnent quelques pistes de défense.
La coach en entreprise et fondatrice de Ni Victime Ni Bourreau Olivia Coppin a lancé une série de conférences à destination des étudiants des grandes écoles pour éduquer les futurs acteurs du marché du travail sur la question des violences au travail. Pour cette première édition, Elise Fabing, avocate de Balance ton Agency et autrice du Manuel contre le harcèlement (Hachette Pratique, 2021) participe à ces rencontres. Les deux femmes reviennent sur l’importance de former et de sensibiliser les étudiants aux questions de violences au travail.
L’ADN Business : Pourquoi avoir lancé une série de conférences autour des violences au travail dans les grandes écoles ? Est-ce à dire que la prévention se joue avant même que l’individu n’entre dans la vie active ?
Olivia Coppin : La mission qu’on s’est donnée chez Ni Victime Ni Bourreau est de réfléchir à un « travailler ensemble » pour un monde du travail plus juste, plus inclusif et moins violent. L’interrogation du désengagement, de la violence au travail, les mutations du travail et ce qu’elles engendrent en terme de souffrance sont au cœur de notre démarche. On agit auprès des entreprises via des formations, de la prévention, du coaching et du e-learning. Mais lorsqu’on démarre sa carrière, on n’a pas forcément les moyens de se payer un coach ou d’être sensibilisé à ces thématiques-là. C’est dans ce contexte-là que j’ai imaginé, avec Elise Fabing en invitée fil rouge, cette série de conférences. L’idée, c’est d’aller à la rencontre des étudiants afin de déconstruire avec eux les mécanismes de la violence au travail et leur expliquer comment exercer leurs droits, comment distinguer une infraction.
Elise Fabing : Je me suis rendu compte à travers les lives assurés sur les comptes Instagram Balance ton Agency et Balance ta Startup que les jeunes salariés sont complètement démunis face aux situations de violence au travail et face à des cultures d'entreprise souvent toxiques. Ils sont complètement paumés quand il s’agit de connaître leurs droits, sur comment se protéger, comment constituer un dossier. C’est d’autant plus nécessaire d’intervenir sur ce type de conférence auprès de futurs salariés. Je pense que le droit du travail devrait être enseigné dans les écoles supérieures avant toute prise de poste. Chaque étudiant devrait être armé et savoir ce qu’est le monde du travail et comment il peut s’en protéger. Nombreux sont les stagiaires ou alternants qui souffrent de violences, voire de harcèlement au travail. Il y a des réponses juridiques à connaître. Quand on est stagiaire, apprenti ou jeune salarié, on pense qu’on n’a pas accès à ce savoir juridique.
En fait, plus que de la sensibilisation, il s’agit de donner des outils aux futurs collaborateurs. L’écho dont ont bénéficié les comptes Instagram Balance ta Startup ou Balance ton Agency témoigne du fait que la génération Z est a priori plutôt au fait des violences au travail.
Elise Fabing : Oui, au départ lorsque Balance ton Agency m'a proposé de faire des lives, je me suis dit qu’il n’y aurait personne. Qui allait bien venir à un live de droit du travail ? Et chaque semaine, il y avait énormément de monde et de questions. Quel que soit leur domaine d’exercice, ce sont des questions assez universelles à tous les salariés. Et avec Olivia, lors de la première conférence de Ni Victime Ni Bourreau qu’on a donnée au CELSA, on s’est rendu compte qu’il y avait déjà des questions. Après la conférence, j’ai reçu beaucoup de messages de stagiaires ou d’apprentis. Auparavant, c’était tabou de parler de ces sujets.
Comment l’expliquez-vous ?
Elise Fabing : Dans ces écoles, ce sont des profils plutôt brillants, le type « bon élève ». Mal vivre son stage et être victime de violence au travail, c'est un échec social et scolaire pour eux. On leur permet de se sentir moins seuls et surtout de dédramatiser. N'importe qui peut être victime de violences au travail.
Olivia Coppin : Je crois que ce qui nous différencie des comptes Balance ton Agency et Balance ta Startup – qui font par ailleurs un boulot formidable de lanceurs d’alerte – est qu’on n’est pas dans la dénonciation. On est dans la prévention. L’objectif, c’est oui, de sensibiliser au fait que ça peut toucher n’importe qui et surtout les former contre ces violences au travail. On explique ce que c’est. Ce n’est pas aussi évident. Ça fait un certain temps que j’enseigne auprès des plus jeunes. Ils sont très sensibilisés. Et s’ils sont conscients qu’ils peuvent être victimes, ils le sont beaucoup moins sur le fait qu’ils peuvent être aussi des auteurs de violences. Ils associent la violence à des actes particulièrement graves, le harcèlement ou les agressions sexuelles. Mais la violence passe aussi par des attitudes passives-agressives, du harcèlement moral. C’est malheureusement à la portée de tout le monde. En matière de violences au travail, la responsabilité est individuelle mais aussi collective.
Est-ce que vous pourriez nous donner un exemple de « petites » violences quasi invisibles ?
Olivia Coppin : La violence au travail n’est pas l’apanage de gens violents tout court. On se rend compte que certaines personnes toxiques au travail peuvent être extrêmement sympathiques dans la vie de tous les jours, mais dans un cadre, dans une organisation où il y a un lien de subordination, où les valeurs de l’entreprise sont empreintes de rapport de force, de concurrence, ces mêmes personnes se révèlent nocives à autrui. C’est en train de changer. Aux étudiants, j’explique que la violence au travail, c’est comme la violence conjugale, elle ne commence pas par dix paires de claques immédiatement. C’est une emprise, une somme d’actes anodins qui s’accumulent. Un exemple que j’aime donner, c’est de ne pas dire bonjour. On ne dit pas bonjour aux meubles. Ne pas dire bonjour est un acte de violence qui déshumanise l’autre. Ne pas inviter une personne isolée à déjeuner quand tout le groupe part manger, c’est aussi de la violence. Tous ces actes peuvent faire de la personne un candidat idéal à être lui-même auteur par ricochet de violences.
On a tous le droit d'avoir des affinités ou pas dans le cadre professionnel. Mais le travail est surtout un collectif dans lequel on est tous responsables des uns et des autres et où chacun a des droits, le droit d’être respecté, écouté et reconnu. Mais on a aussi le devoir de veiller les uns sur les autres et de ne pas commettre des actes qui pourraient laisser la place à des formes plus graves de violence. La personne qui m’a donné l’idée de Ni Victime Ni Bourreau était quelqu’un que j’ai coaché, qui a souffert toute sa carrière d’un manager toxique. Elle avait des difficultés à diriger son équipe. Son agressivité était un mécanisme de violence développé pour ne plus se retrouver victime dans son lieu de travail. Elle avait perdu confiance en elle.
Elise Fabing, vous disiez plus tôt avoir reçu beaucoup de questions de la part des étudiants à l’issue de la première conférence. Quelles étaient les principales interrogations ?
Elise Fabing : Les étudiants me demandent si ça relève du harcèlement au travail ou pas. C’est ce que je remarque beaucoup auprès de ma clientèle : les personnes victimes de violences au travail ont besoin d’un diagnostic. Je rejoins Olivia sur son analyse, elles ont tellement perdu confiance en elles qu'elles sont incapables de dire si une situation est violente ou normale. Et tout comme les étudiants auxquels nous nous adressons, c’est étonnant parce qu’il s’agit de très hauts profils avec de très beaux parcours professionnels. C’est dramatique. Il faut savoir que souvent, un manager harcelant est aussi victime de violences au travail ou de harcèlement systémique, lié au mode d’organisation, de management de l’entreprise. La prévention, c’est évidemment le nerf de la guerre.
Mais il faudrait aller au-delà de la simple prévention ?
Elise Fabing : Oui, pour avoir un impact de poids, il faut aussi qu’il y ait des modifications législatives de sorte que les condamnations soient contraignantes pour les entreprises, auteures de violences au travail. Sur le harcèlement moral, on estime qu’en 2019, la condamnation moyenne s’élève à 7100 euros. Ce n’est rien pour une entreprise, ce n’est pas un frein. Elles laissent donc courir. J’ai plein de dossiers dans lesquels l’entreprise diffuse des valeurs de management plutôt bienveillant. Mais elles ne valent plus rien dès lors que le harceleur rapporte de l’argent à l’entreprise. Il faut que le coût pour les entreprises aille au-delà de l’image, que ça ait un vrai poids financier. 30 % des Français s'estiment victimes d'agissements hostiles de leur employeur au travail. Soit 8 millions de salariés. 32 % des femmes déclarent être victimes de harcèlement sexuel ou d'agissements sexistes. Soit un peu plus de 8 millions. En tout, ça signifie que jusque 16 millions de salariés vont au boulot avec la boule au ventre. Quand on regarde les chiffres de requêtes devant le Conseil de Prud'hommes, on constate qu’il y a un gros problème. En 10 ans, elles ont diminué de 50 %. Ça signifie qu’il y a des difficultés d’accès à la justice et que les entreprises restent beaucoup trop timorées dans leurs actions de prévention des risques psychosociaux.
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