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Covid-19 : « Les entreprises les plus à l’écoute des salariés sont celles qui ont le mieux résisté »

© Getty Images

François Taddei est un spécialiste de l'éducation. Son nouvel ouvrage « Et si nous ? » met la compassion et la collaboration comme raisons sine qua non du changement. Y compris en entreprise. Entretien.

François Taddei est à la tête du Learning Planet Institute. Il documente depuis quelques années les nouvelles manières d’apprendre. Dans son nouvel essai Et si nous ? Comment relever ensemble les défis du XXIe siècle (Calmann-Lévy, 2022), il enjoint à interroger l’héritage des Lumières, mais surtout à se saisir de l’intelligence collective et de nos interdépendances pour penser des futurs souhaitables – y compris en entreprise.

Votre livre est issu de vos réflexions pendant la pandémie. Vous l’avez titré « Et si nous ?  Comment relever ensemble les défis du XXIe siècle », plaçant l’entraide comme moteur du changement. Dans votre ouvrage, vous mettez l’éducation au cœur de toutes les propositions.

François Taddei : Ça doit être une forme de déformation professionnelle (François Taddei est un spécialiste de l’éducation, ndlr). Les défis auxquels nous sommes confrontés sont inédits. L’éducation traditionnelle ne nous a pas exactement préparés à les résoudre. Pendant la crise, on a appris en marchant, mais on a aussi appris les uns des autres, on a appris qu’il fallait avancer ensemble.

Si on veut dessiner des entreprises beaucoup plus respectueuses des humains qui y travaillent et de leur environnement, en somme, des entreprises responsables, il faudra un changement de culture. Et pour passer d’une culture de la compétition à une culture de la coopération, oui, l’éducation compte. On ne peut changer la société sans éducation, et vice versa.

Vous évoquez également la question de l’éthique du care (soit le soin, ndlr). Appliquée à l’entreprise, quels seraient ses principes ?

Je vais répondre de manière provocante. Une organisation humaine peut soit choisir de considérer les humains comme des fiches de poste ou comme des êtres humains, confrontés à des difficultés et aléas personnels et multidimensionnels. Dans le second cas, si on les écoute, si on « care », alors ces personnes sont les plus à même de répondre aux évolutions de la société. L’entreprise a tout à y gagner : plus de créativité, de résilience, d’adhésion des salariés, moins d’absentéisme… et moins de démission.

Mais ça suppose de sortir d’une relation très formelle et descendante entre l’entreprise et le salarié. Dans mon livre, je parle du gouvernement humble. L’entreprise devrait adopter une gouvernance humble. La gouvernance humble ne prétend pas tout savoir et admet la transition.

Je fais partie du Lab de la BPI et donc, j’ai pu observer comment les entreprises ont réagi pendant la crise Covid. Et ce qu’on a constaté, c’est que ce sont les entreprises qui ont été le plus à l’écoute des salariés qui ont le mieux résisté. Je crois que c’est le terrain, le métier qui sait le mieux ce qu’il faut faire.

Plus de liberté pour les salariés, en somme ?

La pandémie l’a prouvé : les individus sont plus productifs lorsqu’ils ont le sens de leur mission. Ils font, parce qu’ils se sentent responsables. Il faut sortir d’une logique de contrôle et basculer vers une logique de la confiance. Le contrôle a un coût : en démotivation, en démission et en productivité.

Est-ce que finalement, la crise Covid n’aurait pas adoubé les principes de l’entreprise libérée ?

Adoubé, je ne sais pas, mais renforcé, oui. Dans son livre sur les « organisations réinventées », Frédéric Laloux explique que les organisations ont un intérêt distinct à s’inspirer du vivant – et beaucoup moins à s’inspirer de la machinerie. Dans une machine, un grain de sable stoppe tout, bloque les rouages. En revanche, dans le cas d’un système vivant, distribué, auto-organisé, une des personnes du système verra forcément le grain de sable et l’ôtera. On voit bien qu’un système basé sur la confiance et la décentralisation permet plus de réactivité.

Pour illustrer ce modèle d’une entreprise décentralisée, vous prenez l’exemple de Buurtzorg, une entreprise néerlandaise de soins infirmiers à domicile – qui a d’ailleurs été saluée comme l’une des entreprises les plus innovantes.

Ils ont une manière de travailler distribuée. L’entreprise est organisée en petites unités, sans hiérarchie. Chacun se fait confiance et se répartit les tâches. Il a été démontré que ce mode de gouvernance était très efficace, à la fois sur le plan économique et sur le plan thérapeutique. À savoir que les patients sont mieux pris en charge, avec compassion.

La compassion, c’est un terme qui revient beaucoup dans votre livre. Vous en avez une définition qui sort de sa définition habituelle.

Oui, la définition de la compassion va au-delà de son sens étymologique. Ça ne consiste pas simplement à souffrir avec l'autre. Elle induit de comprendre le besoin de l’autre, de se mettre à son écoute. C’est aux bases mêmes de l’humanisme. Aucun d'entre nous n'aurait survécu à la naissance si des adultes n’avaient pas fait preuve de compassion à notre égard en nous aidant les premières années de nos vies. En faisant preuve de compassion, on ne gagne pas en indépendance, mais de facto en interdépendance, de savoir aider – puis être aidé à son tour. La pandémie nous a fait prendre conscience de nos interdépendances.

Récemment, j’ai lu Le livre de la joie qui est une interview croisée du dalaï-lama et de Desmond Tutu. Ils expliquent à quel point la compassion est au cœur non seulement du bouddhisme et du christianisme, mais aussi fondamentalement, de notre humanité et de notre capacité à vivre ensemble. Et c’est aussi vrai dans le monde de l’entreprise. Du moins pour s’en sortir, les capacités du care, de la compassion sont essentielles. Même les plus grandes entreprises peuvent s’effondrer, c’est en admettant leurs vulnérabilités et en essayant de mobiliser leur écosystème, qu’elles peuvent espérer y arriver.

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