Les arts du cirque

Quelle culture d’entreprise pour naviguer dans l’instabilité permanente ?

Avec Imfusio
© Satoshi-K


Face au flot d’incertitudes à venir, la culture d’une entreprise permet à une organisation de développer son archipel, pour se repérer et se ravitailler au quotidien.

Comme le dit Edgar Morin : « Vivre, c’est naviguer dans une mer d’incertitudes, à travers des îlots et des archipels de certitudes sur lesquels on se ravitaille ». La pandémie nous a permis d’expérimenter l’incertitude, collectivement et simultanément. Elle nous a aussi permis de prendre conscience de ce qui était à l’œuvre : notre monde n’est pas en simple transformation, encore moins en transition… Il est en profond bouleversement.

La culture comme ancrage

La culture d’une organisation est l’ensemble des valeurs et croyances partagées, desquelles vont découler les pratiques et comportements des collaborateurs. En grande partie implicite, elle est souvent difficile à décrire ( « chez nous, on fait comme ça » ). Dans le même temps, elle est un point d’ancrage essentiel pour le collectif parce qu’elle contribue au sentiment d’identité, de sécurité et d’appartenance. Cette capacité à sécuriser des points d’appui est primordiale lorsque l’entreprise fait face à une crise car les collaborateurs peuvent s’y adosser pour rester unis et identifier les meilleures options de navigation. Si la culture peut ainsi être considérée comme un ancrage, quels principes et valeurs peuvent renforcer encore davantage sa capacité à donner le cap face à d’importants bouleversements ?

Apprendre à naviguer en eaux troubles

Avec la pandémie, on ne peut plus sérieusement parler de « change » ou de conduite du changement. Cela supposerait de savoir précisément où l’on va. Or on ne « conduit » pas dans le chaos. En réalité, on s’ajuste en permanence et on « navigue à vue ». La situation oblige chaque dirigeant et ses collaborateurs à développer leurs capacités de réactivité et d’adaptation. C’est en inscrivant l’incertain comme un principe au quotidien que les équipes pourront en faire un élément connu, familier, et développer ainsi des pratiques d’ajustement permanent indispensables. Or développer ces nouvelles compétences collectives, c’est d’abord développer l’autonomie des collaborateurs en passant du contrôle à la confiance.

Pour une culture de la confiance

Le besoin de contrôle est probablement la croyance le mieux partagée au sein des entreprises. Il est l’héritage d’un paternalisme culturel issu de la révolution industrielle, renforcé par la lutte des classes et qui sépare les dirigeants de leurs subordonnés. Cette distance entre la direction et le terrain crée une insécurité pour le dirigeant : le contrôle vient alors à la fois rassurer ce dernier, tout en nourrissant l’idée que la carotte et le bâton sont les seuls moyens de faire travailler les employés. Or, créer une culture capable d’accueillir et de fonctionner dans un environnement incertain demande de développer la confiance, tout en valorisant des comportements différents et des pratiques qui sortent de la norme. Le challenge n’est pas mince !

Développer une culture managériale protéiforme 

Et le challenge est à double niveau. En effet, si elle est indispensable, la confiance ne fait pas tout. Dans un environnement qui nécessite une forte réactivité, l’homogénéité des pratiques managériales peut être un danger pour l’entreprise. Si chacun pense et agit de la même manière, le système peut facilement être paralysé face à une situation inédite. En développant une culture managériale où chaque manager agit de la manière qui lui correspond le mieux, au sein d’un cadre établi, l’organisation est en mesure de développer une meilleure capacité d’adaptation. Elle multiplie ses chances de développer des réponses efficientes face à l’imprévu. Elle fait aussi de la place à des profils qui sont généralement peu valorisés dans des organisations verticales quand « tout va bien » mais qui sont clés lorsqu’il s’agit d’évoluer.  Il s’agit en particulier :

  • des personnes en marge de l’organisation comme les « marginaux sécants[1] » qui sont sensibles aux signaux faibles et possèdent une grande capacité d’anticipation. Ils sont généralement des facilitateurs internes qui connectent les sujets et les personnes, sans nécessairement respecter les territoires et les zones de pouvoir ;
  • des innovateurs ou « corporate hackers[2] » qui n’ont pas peur de prendre des initiatives et d’expérimenter, avec ou sans validation de leur hiérarchie. Ils sont une population à fort potentiel dans une situation chaotique.

Mais comment garder la cohérence, socle de la culture ?

Avec une culture managériale protéiforme ne risque-t-on pas de disloquer l’esprit de l’entreprise, ainsi que l’ensemble de ses processus ? La réponse se situe dans l’expression d’une raison d’être pour qu’elle devienne constitutive de la culture de l’entreprise. En travaillant le sens et les croyances pour expliciter en quoi cette organisation est utile au monde, il est possible d’ancrer une vision et une direction dans le long terme. De cette raison d’être pourra être déclinée à la fois la stratégie et les objectifs à plus court terme. Si ce cadre est bien posé, il devient suffisamment clair et ouvert pour créer un terrain de jeu que chaque équipe va pouvoir s’approprier et respecter. En faisant de la raison d’être le fondement de la culture, elle jouera son rôle de liant et de lien pour le collectif de salariés. La raison d’être enclenche un cercle vertueux composé d’engagement, d’autonomie, de capacité d’initiatives, de compétences collaboratives comme autant d’archipels pour se ravitailler. Les équipes ont l’opportunité de se sentir en charge autant qu’en capacité d’agir au service du projet commun. Dans une réalité incertaine, elles retrouvent un sentiment de maitrise : elles ont les moyens et la liberté d’agir.

Les propos un peu triviaux de Warren Buffet, qui avaient pris tout leur sens dans la crise des subprimes : « C’est quand la mer se retire que l’on voit ceux qui se baignent nus » , pourraient tout aussi bien s’appliquer au sujet de la culture d’entreprise aujourd’hui. Elle demeure le dernier rempart pour faire face à l’instabilité chronique que nous sommes forcés d’accepter, ainsi qu’à la perte de repères et au sentiment de vulnérabilité. La culture doit prendre une place centrale dans l’agenda des dirigeants car elle est le cœur des organisations, ce qui unit les collaborateurs et leur permet de garder le cap contre vagues, vents et marées. Mais cela suppose toutefois de dépasser certaines croyances obsolètes sur le management, pour développer un culture qui valorise les personnes et leur créativité, plutôt que les process et le reporting. C’est un exercice complexe mais dorénavant indispensable, compte tenu des bouleversements que nous traversons.

[1] Selon les sociologues Michel Crozier et Erhard Friedberg dans leur livre L’acteur et le système (Seuil, 1992), le marginal sécant est « un acteur qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d’action en relation les uns avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer un rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’actions différentes, voire contradictoires. »
[2] www.corporatehackers.org

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