
Ils sont des millions de Forrest Gump en puissance à débouler, le soir ou au petit matin, chaque semaine, sur les avenues de Paris, Bordeaux, Dijon et Pau. Comme les vélos ou les deux roues, les voitures ou les piétons, on s'est habitué à la vision de ces coureurs acharnés qui délaissent les parcs et les stades pour faire de la rue leur terrain d'entraînement.
En France, la pratique de la course ne cesse de se développer. Ils étaient quelque 3 millions de coureurs en 2000, contre 15 millions aujourd'hui avec une augmentation de 12,5 % en 2020, à la faveur de la fermeture des espaces sportifs, selon l'Observatoire du Running.
De nouveaux adeptes pour un sport qui se réinvente en prenant possession de la ville : run commuting, exploration urbaine chaussures de sport aux pieds et courses clandestines, entre autres. Comment la course à pied transforme-t-elle l'espace urbain ?
Cours toujours
Dans un article de 1998, la sociologue Anne-Marie Waser écrivait : « Dans les années 70, courir en ville, en dehors du stade, était perçu comme quelque chose d'atypique. Les coureurs attiraient les regards et l'incompréhension était manifeste : comment peut-on courir pour rien ? »
En une cinquantaine d'années, les mentalités ont bien changé. La course à pied est passée de la discipline de stade d'athlétisme à un sport pratiqué par toutes et tous. Aujourd'hui, on court avec plaisir « pour rien », ou presque : le running est aussi devenu « synonyme de bulle d’oxygène, d’exécutoire de décompression et d’échappatoire » lors de l'année écoulée, note encore le rapport de l'Observatoire du Running, mené par l'Union Sport et Cycle en partenariat avec l'appli Sport Heroes. Praticable tout le temps, n'importe où, avec une simple paire de chaussures et un short, le running est ainsi devenu l'un des sports favoris en milieu urbain.
C'est aussi devenu un phénomène technologique, notamment grâce aux smartphones et applications qui vont avec, ou aux objets connectés. Des dizaines d'applications disponibles souvent gratuitement (Strava, Runtastic, Nike+, Runkeeper, etc.) permettent d'enregistrer et partager ses statistiques : temps de course, kilomètres parcourus, rythme cardiaque et calories dépensées. Depuis 2016, les dizaines de milliers de participants du Marathon de Paris, qui augmentent chaque année, ne partagent ainsi plus simplement une course le temps d'une journée. Ils préparent « ensemble » virtuellement l'épreuve via une appli dédiée durant les trois mois précédant la course.
D’ailleurs, l’intérêt pour les courses urbaines se vérifie en ligne : selon des données de Google Trends, la recherche des termes « Marathon de Paris » a connu une augmentation de +150 % en 2021, tout comme « Semi-Marathon » (+70 %) ou les courses locales. En particulier, les recherches concernant les urban trails de Valenciennes et de Lille ont connu une augmentation du nombre de recherches de respectivement 1600 % et 550 % en comparaison avec l’année dernière. Des chiffres qui montrent aussi l’intérêt pour la course en ville.
Découvrir la ville
Au-delà des statistiques pures, les applications de running cherchent à se transformer en véritables réseaux sociaux pour les coureurs urbains. L'appli Strava, créée en 2009 par deux étudiants américains, réunit en France 2 millions d'utilisateurs. Sur YouTube, elle cumule d’ailleurs 15 millions de vues. Outre le suivi des stats, elle permet de créer des itinéraires, les partager avec des images, rejoindre ou créer des clubs, aimer les publications des autres, organiser des rencontres. Les français de Run Advisor, créée au printemps dernier, proposent le même type de fonctionnalités mais poussent le concept un peu plus loin en invitant les coureurs à partager leurs hôtels, restaurants et boutiques favorites où s'arrêter pendant une session. La chaîne YouTube Running Addict, qui réunit des aficionados de la pratique, cumule quant à elle 14 millions de vues.
Le running n'est ainsi plus un sport ou un passe-temps, mais un phénomène communautaire où l'on rencontre, échange et partage avec de nouvelles personnes. Où l'on redécouvre, surtout, la ville. Dans le monde entier, loin des marathons compétitifs, les coureurs se réunissent ainsi pour explorer les merveilles et tréfonds du monde urbain.
Aux États-Unis, à New York, est par exemple née Take the Bridge : une course ouverte à tous où les coureurs explorent les ponts de la ville en passant par différents checkpoints, au milieu de la nuit. On retrouve désormais Take The Bridge en Australie, au Canada et dans de nombreuses villes américaines. Dans la même veine, les britanniques de Midnight Runners ont exporté leur concept de la course de minuit à Barcelone, Berlin, Boston et Paris. « Londres peut être un endroit si solitaire. C'est un excellent moyen de connecter avec les habitants et la ville elle-même. [Les courses] vous apprennent à découvrir de nouveaux endroits et nous rapprochent. On se fait des amis en nous liant à la ville », expliquait une participante lors d'un reportage du Guardian en 2018.
Et en France ? Grâce au Smart Sport, propulsé par ibis budget, les clients ont accès à des parcours de running au départ de leur hôtel. Histoire de partir à l’aventure et de découvrir la ville dans laquelle ils se trouvent sous un autre angle, tout en rejoignant une communauté d’aventuriers urbains.
Grâce au running, notre approche de la ville se transforme et on l'explore de différentes manières. On pourrait aussi citer le phénomène du run commute : courir en allant au travail en prenant chaque jour de nouveaux chemins. Et si le concept vous semble un brin épuisant – nous aussi – il existe des applis, comme Runnin'City qui permet de découvrir « 165 villes dans le monde en courant à son rythme », à l'aide notamment d'un audioguide. Avec la géolocalisation, la piste audio se déclenche seule pour raconter les lieux que l'on traverse. Un voyage numérique et auditif, en courant.
Briser les frontières
Les exemples d'initiatives permettant de découvrir, seul ou à plusieurs, la ville sous un nouveau jour en courant sont légion. Mais le running peut aussi être un moyen de briser les frontières et les carcans de l'espace urbain.
À Los Angeles où, comme dans de nombreuses villes du monde, les disparités économiques peuvent être source d'exclusion, l'association Students Run LA réunit chaque année 3 200 étudiants des banlieues périphériques de la ville pour les entraîner à courir le marathon de Los Angeles. Avec l'objectif pour ceux-ci de se réapproprier les quartiers centraux tout en se dépassant. « La course permet à des amis que nous n'avons pas encore rencontrés de voir notre visage. Elle nous fait sortir de nos voitures et retourner dans nos quartiers, et nous faisons alors partie d'une communauté plus large », affirme Peter Abraham, membre du comité de l'association, dans une conférence TEDx intitulée « La course peut-elle sauver nos villes ? » .
Toujours aux États-Unis, dans la ville de Milwaukee, l'association « F.E.A.R », pour « Forget Everything and Run », essaie de briser les barrières raciales en organisant des courses ouvertes à tous où l'on « explore les joyaux cachés de la ville » avant de lancer des « conversations centrées sur la communauté ».
De l'autre côté de la Manche, enfin, l'association GoodGym a créé le concept de la course à pied que l'on mêle à du bénévolat. Depuis 2009, les « missions » des participants du programme se sont étendues dans des dizaines de villes britanniques. Par les temps qui courent, la course évolue avec la ville – et c'est pour le mieux.
Participer à la conversation