
À l'heure du web et des réseaux sociaux, les règles ont changé. Ce ne sont plus ceux qui dépensent le plus qui bénéficient de la plus grande visibilité, mais ceux qui sont en mesure de trouver l'idée qui retiendra l'attention, tel le hijacking. Décryptage.
Pour répondre à l'enjeu de l'attention, une pratique nommée hijacking inspire les créatifs. Le principe ? Intercepter une conversation ou un sujet pour le détourner au profit de son message. C'est le procédé choisi par Oxfam pour sa dernière campagne « The Patriot Hack ». Ainsi, pour sensibiliser à la profonde crise des inégalités vaccinales entre les pays riches et le reste du monde, l'ONG a mis en scène le hacking fictif du téléphone d’Emmanuel Macron. En s'infiltrant dans une conversation entre le président français et d’autres dirigeants politiques du monde occidental à la veille du sommet Union européenne (UE) - Union africaine (UA), la conversation mettait en avant l’attitude cynique et l’inaction des dirigeants des pays riches avec une touche d’humour et de provocation. Décryptage avec Nicolas Vercken, directeur des campagnes et du plaidoyer d'Oxfam.
Pour votre dernière campagne de sensibilisation, vous avez choisi l’humour noir pour dénoncer une situation grave, pourquoi ?
Nicolas Vercken : Il est vrai que nous travaillons sur des sujets graves comme le climat, l’évasion fiscale, les questions d'accès aux vaccins, les déplacements de populations, les crises humanitaires, qui ne sont globalement pas des sujets très « rigolos ». Nous veillons à ne pas faire dans le misérabilisme. Pour engager le public, nous constatons qu'être uniquement dans l’indignation, la peur et le dégoût ne suffit pas. Sur certaines actions, en faisant ça, on échoue à activer, alerter une grande partie de la population. C'est pour ça que nous avons eu recours pour cette dernière campagne à l'humour et l'ironie.
Cette proposition créative nous a été faite par notre agence Citizens. Ce type de campagne nous permet d'introduire une dimension un peu fun et décalée, tout en rendant plus accessible le sujet de la levée des brevets sur les vaccins qui est complexe. Le décalage entre le propos et la façon de le traiter interpelle. C'était l'objectif.
Comment mesurez-vous l'efficacité de ce type de campagne ?
On mesure toujours quantitativement la réussite de nos campagnes. Ici, nous avions un objectif de sensibilisation quantifiable en nombre de vues. Et à ce titre, on a largement atteint nos objectifs. Au dernier décompte nous comptabilisions 223 516 vues sur YouTube, 14 561 vues (version courte) sur Twitter et 608 vues sur Facebook. Nous sommes contents en regard du sujet de niche que nous traitons.
Mais en parallèle de ce type d’activation, on s'appuie également sur d'autres actions institutionnelles. Par exemple, Cécile Duflot, directrice générale d'Oxfam France, a publié une tribune dans le quotidien Libération la veille du sommet Union européenne ‑ Union africaine, avec un narratif plus étayé sur la complexité du programme. Et au-delà de l'indignation, nous avons également continué nos interactions avec les décideurs. Cette campagne de sensibilisation grand public est dans un maillon qui s'inscrivait dans une stratégie d’influence globale construite dans la durée.
Comment avez-vous construit cette campagne ?
Nous publions régulièrement des rapports qui touchent ou concernent des entreprises. Il s'agit là de travail au long cours. Ce temps long nous permet d'avoir un dialogue ou en tout cas, d'essayer d'établir un dialogue avec les entreprises scrutées. Cette campagne était différente. Dans la vidéo, on s'attaque à des dirigeants européens, mais également à des labos pharmaceutiques comme Pfizer ou Moderna. Nous savons que nous nous exposons à des risques juridiques. Lorsqu'on fait du détournement, ce sont donc des éléments qu'il faut garder en tête. Au départ, nous avions réalisé un premier montage dans lequel nous avions attribué des propos en pensant avoir poussé un peu loin la provocation. Après discussion entre nous et avec nos collègues à l’international, nous avons finalement choisi de reprendre des citations « verbatim » attribuées dans des articles de presse aux entreprises pharmaceutiques, ce qui nous couvre juridiquement.
Finalement, la fiction est très proche de la réalité ?
Exactement ! Ce qui apparaît un petit peu décalé et drôle, correspond à quelque chose qui s’approche de très près de la réalité. Ce que nous mettons en scène dans notre vidéo s'est réellement joué au sommet UE-UA. Le président sud-africain a porté le combat en interpellant vivement les Européens avant et pendant le sommet. Ce sommet, qui abordait un grand nombre de sujets tels la solidarité, la sécurité, la paix ou le développement économique durable, a échoué sur ce dossier selon les citoyens des deux Unions. De fait, l'adoption du communiqué final et la tenue de la conférence de presse finale ont été repoussées, parce que trouver un terrain d'entente a pris du temps. Au final la posture décrite dans la vidéo et les éléments de langage attribués à Ursula von der Leyen peuvent sembler cyniques et exagérés. Et pourtant ils reflètent la réalité.
Nous demandons la levée des brevets sur les vaccins depuis près de deux ans. Et depuis près de deux ans les arguments sont les mêmes. « C'est compliqué. Il faut transférer la technologie et monter les chaînes de production. Le temps qu'on le fasse, l'épidémie sera terminée... » Moralité : si on avait levé les brevets il y a deux ans, on aurait gagné beaucoup de temps, d’argent. Et on aurait sauvé des vies. À part les « big pharma » qui ont intérêt à ce que certaines zones du monde n’aient toujours pas de couverture vaccinale optimale, tous les autres acteurs, États, citoyens et contribuables, auraient intérêt à ce que les brevets soient levés. En somme c’est une situation de « rançonnement » organisé.
Cette campagne s'inscrit-elle dans la théorie du Donut sur laquelle vous avez communiqué en janvier 2022 ?
La théorie du Donut de Kate Raworth mixe préservation de notre environnement et conditions de vie dignes pour l’ensemble de la population. Fondamentalement, cette théorie signifie qu'il n'y a pas de modèle de croissance infinie et qu'il n'y a pas de fatalité à une croissance qui devrait laisser des gens de côté. Le vrai sujet est de se demander si toute croissance est bonne pour la planète et pour les humains. Et pour nous en l’occurrence la réponse est non. Nous pensons qu'il est possible de développer des modèles alternatifs qui vont simultanément gérer les deux mais nous ne devons pas être dans un arbitrage qui consisterait à faire des choix entre la planète ou les emplois par exemple.

Sur le vaccin on retrouve cette tension entre un modèle économique qui tend à faire croire que la R&D est principalement mue par une perspective de profit. Ce postulat est contestable et contesté par des chercheurs qui pensent que la recherche est aussi et d’abord un processus itératif, collectif et collaboratif. Dans tous les cas on ne peut pas s’y résigner. Après deux ans de pandémie, il est inconcevable de se dire qu’il faut préserver les acquis des « big pharma » et leur capacité à faire des profits faramineux sans tenir compte des planchers sociaux et des minimums vitaux. La capacité à se vacciner pour rester en vie et en bonne santé est un minimum vital.
Compte tenu de ce besoin d'articuler préservation de notre environnement et conditions de vie dignes, comment expliquez-vous que la thématique du climat soit quasiment absente de la campagne présidentielle française ?
Clairement nous faisons le constat d'un énorme décalage entre la réalité du débat et les préoccupations et les attentes des Français. Les sujets de minimums sociaux, de protection sociale, de pauvreté, d'environnement, de mode de production et de consommation pour rester dans les limites environnementales, devraient être au cœur du débat. D'ailleurs, à ce sujet, nous sommes membre du collectif « Plus jamais ça » qui regroupe plusieurs organisations syndicales et associations environnementales et qui pose comme postulat de départ la nécessité de conjuguer urgence sociale et urgence environnementale. À ce titre, nous avons organisé un sondage sur les attentes des Français vis-à-vis des candidats et des médias sur la prise en compte de ces enjeux dans la campagne présidentielle. Nous rendrons les éléments publics le 10 mars 2022.
Nous en appelons à toutes les forces progressistes et humanistes, et plus largement à toute la société, pour reconstruire ensemble un futur, écologique, féministe et social, en rupture avec les politiques menées jusque-là et le désordre néolibéral.
Appel fondateur du collectif « Plus jamais ça »
Et par ailleurs dans le cadre de « L’affaire du siècle », nous organisons, le 13 mars 2022, le « Débat climat de la présidentielle ». Nous sommes convaincus que l'élection présidentielle mérite un débat spécifique sur le sujet. À ce titre nous avions approché plusieurs grands médias nationaux qui ont décliné. Finalement, nous avons décidé de le faire en auto-production en partenariat avec la chaîne de Jean Massiet sur Twitch. Plusieurs candidats ont confirmé leur présence.

Le débat aura lieu le lendemain des marches « Look up » pour le climat et la justice sociale dans plusieurs grandes villes de France le 12 mars 2022. 519 organisations ont déjà répondu à l'appel unitaire.

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